di Simona Elena Bonelli 

« Comme supplément, le corps est ce lieu de la transgression mise en œuvre par le récit ; c’est au niveau du corps que la barre de l’adversion doit sauter, que les deux inconciliabilia de l’Antithèse […] sont appelés à se rejoindre, à se toucher par la plus stupéfiante des figures » (R. Barthes, S/Z)

 

Princesa, est un texte qu’on pourrait définir comme une autobiographie à trois. C’est l’histoire d’un transsexuel brésilien qui laisse son pays pour aller vivre en Europe : dans ses mémoires, il/elle raconte la transformation du masculin au transsexuel de son corps-identité : un corps lacéré et reconstruit à travers plusieurs passages qui voient le jeune Fernandinho devenir le travesti Fernanda et enfin le transsexuel Princesa. Ce qui rend cette narration singulière, c’est la réfraction entre le corps du protagoniste et le corps du texte : pendant sa détention dans la prison de Rebibbia, à Rome, un berger sarde (Giovanni Tamponi[1]) devient son confident et ils écrivent ensemble la vie de Princesa dans une langue qui est un mélange de leurs langues maternelles, portugais et sarde. Le brigadiste rouge Maurizio Iannelli, se trouvant dans la même prison, est fasciné par cette narration, et traduit-réécrit le texte en italien[2].

Il y a plusieurs éléments dans ce texte qui le rendent plutôt un pré-texte, c’est-à-dire qu’ils me donnent un formidable prétexte pour une lecture qui s’inscrit en diagonale entre le corps de l’écriture et le corps des personnages. Mais il s’agit d’un pré-texte aussi parce qu’il représente le début d’un processus complexe d’écriture et de réécriture qui va du manuscrit initial à la traduction de Iannelli, à la chanson Princesa écrite et chantée par Fabrizio de André, jusqu’à un court métrage (1997)[3] et un film (2001)[4]

La genèse de ce texte est captivante. Ce sont les années 90, l’Italie est touchée par l’immigration des viados, les premiers transsexuels qui viennent du Brésil. Fernanda Farias de Albuquerque est emprisonnée pour tentative d’homicide et, comme les autres personnes « transgenres », il/elle est placé dans une prison pour hommes dans des quartiers d’isolement, et se promène à des heures différentes, dans une petite cour grillagée. La présence des transsexuels crée une sorte d’altération dans ce lieu d’enfermement où tout devrait être à sa place. Les transsexuels sont dans cette zone floue qui n’existe pas dans notre culture ; comme l’écrit Deleuze:

Il est faux que la machine binaire n’existe que pour des raisons de commodité. On dit que la « base 2 » c’est le plus facile. Mais en fait la machine binaire est une pièce importante des appareils de pouvoir. On établira autant de dichotomies qu’il en faut pour que chacun soit fiché sur le mur, enfoncé dans un trou. Même les écarts de déviance seront mesurés d’après le degré du choix binaire : tu n’es ni blanc ni noir, alors arabe ? ou métis ? tu n’es ni homme ni femme, alors travesti ? […] L’Anomal est toujours à la frontière, sur la bordure[5].

C’est justement dans l’espace de l’enfermement que les « lignes de fuite » deleuziennes – qui n’ont pas de territoire – sont tracées, à travers l’écriture[6]. Mais pour Fernanda, avant l’écriture, intervient l’oralité. Ses échanges avec le berger sarde se font à travers une fenêtre de la prison : dans leurs conversations, Fernanda parle un mélange de brésilien dialectal et d’italien appris en se prostituant sur les trottoirs, tandis que la langue maternelle de Giovanni est le sarde. 

Ce qui m’intéresse est bien sûr l’hybridité de la langue dans laquelle leurs échanges se déroulent, et qui deviendront des manuscrits, mais je voudrais surtout mettre en évidence l’importance de la fenêtre qui, comme un cadre dans un cadre, comme le miroir d’Alice, comme une mise en abyme de subjectivités, signe le début de la narration, grâce à un sujet désirant. La fenêtre est une délimitation supplémentaire dans un espace carcéral déjà circonscrit ; elle représente une frontière à franchir mais surtout un point de vue pour les reclus, qui contemplent les sous-vêtements féminins étendus aux fenêtres d’un centre de détention pour hommes. Une fenêtre sépare Fernanda de celui qui est tellement fasciné par le mélange d’identités linguistiques et sexuelles de Princesa qu’il veut donner à ce mélange un nouveau corps, cette fois textuel. Et la relation entre les deux, pourrait être la version moderne d’un conte d’Ovide : imaginons le berger Daphnis qui invite Hermaphrodite à raconter  sa transformation, au point que l’on pourrait assimiler le début de leurs échanges à l’incipit des Métamorphoses « Mon esprit me porte à parler des formes changées en corps nouveaux[7] ».

C’est donc un sujet désirant qui enclenche la narration : Giovanni ne cherche pas à fixer la double étrangeté de Fernanda, il se limite à l’effleurer ; son regard à travers la fenêtre interroge un corps qu’il comprend avoir doublement franchi le seuil – le seuil de la sexualité et le seuil de la frontière linguistique. Rosi Braidotti écrit que « la parole est une métamorphose du corps […] habiter plusieurs langues c’est prêter son corps à d’étranges commerces vocaux, à d’innombrables prostitutions respiratoires […] Le polyglotte est celle qui demeure dans l’entre-langues, qui s’est installée dans ce non-lieu[8] ». Fernanda et Giovanni, deux sujets bilingues et pour cela déjà étrangers à eux-mêmes, donnent vie à une langue métisse, « trans », une langue débordante, mais qui est la seule langue qui permet de parler du corps excessif, débordant de Princesa. Pour Deleuze, « écrire, c’est devenir, mais ce n’est pas du tout devenir écrivain. C’est devenir autre chose […] On dirait que l’écriture par elle-même, quand elle n’est pas officielle, rejoint forcément des « minorités » […] Il y a un devenir-femme dans l’écriture[9] ». Et ici Deleuze explique qu’il ne s’agit pas d’écrire «comme » une femme. Ce n’est pas le « Madame Bovary c’est moi », mais plutôt un devenir transsexuel de l’écriture. Fernanda et Giovanni arrivent à créer leur propre style, et, comme Deleuze l’écrit :

Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue […] Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. […] Kafka juif tchèque écrivant en allemand, Beckett irlandais écrivant anglais et français […] nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue […] parler dans sa langue à soi comme un étranger [10].

Cette langue « métisse » – dans le sens que lui ont donné François Laplantine et Alexis Nouss, c’est à-dire perçue comme processus, flux identitaire, construction permanente soumise à la multiplicité de ses diverses identités – est en même temps porteuse de mots et sons étrangers qui éveillent la nostalgie de leurs patries respectives, Brésil et Sardaigne, mais elle représente aussi un nouvel espace identitaire ; elle devient un instrument pour la description et la création du nouveau corps de Fernanda. 

Sur ce corpus – texte hybride qui retrace l’histoire d’un corps en métamorphose – Maurizio Iannelli intervient, comme l’écrit Anna Proto Pisani, pour « dompter, ramener dans la norme, manipuler […] la langue de Fernanda, à la recherche d’un compromis linguistique, indispensable à la construction de sa langue littéraire[11]». Le texte de Iannelli dérive d’un corps à corps tendu, créatif et douloureux avec cette écriture. Il explique dans une interview qu’après avoir lu les mémoires de Fernanda, il est entré dans une sorte d’hallucination personnelle : « Scrivere un’autobiografia in due implica un cortocircuito. Uno dei due deve vestire i panni dell’altro. Ed io mi sono trovato un po’ a interpretare e entrare nei panni del transessuale. E devo dire che questa è stata l’esperienza più ricca, che mi ha letteralmente scaraventato dentro le ragioni dell’Altro[12]. » S’il est vrai que, dans la littérature migrante, la dualité devient l’élément structurant de l’écriture, parce que l’auteur migrant est souvent assisté par un autre auteur natif qui donne une forme linguistique à son récit, l’histoire de Fernanda Farias de Albuquerque et de sa relation avec Giovanni Tamponi e Maurizio Iannelli est encore plus complexe et met en cause l’essence même du concept d’autobiographie. Les trois sujets engagés dans la narration de la vie de Princesa s’identifient, se confondent, et donnent vie à une déconstruction d’identités : le court-circuit indiqué par Iannelli dénonce l’imposture du sujet autobiographique et, en invoquant l’« autre », il place l’autobiographie sous le signe de l’altérité. Cet aspect évoque les résistances d’Hélène Cixous à la notion d’un sujet autobiographique immuable : « Autobiographique est un mot que j’évite. Je l’ai toujours été, ni plus ni moins que Montaigne et que tout littérateur. L’‘auto’ est toujours déjà autre, la traduction a toujours déjà commencé. [13]» 

Quand Iannelli parle de « se mettre à la place de l’autre », il utilise la métaphore, très courante en Italien, de « revêtir les habits de l’autre[14] »; cette métaphore vestimentaire rappelle les mots de Walter Benjamin sur lesquels Derrida insiste, dans les Tours de Babel, pour expliquer l’écart entre l’original et les traductions : «Si, dans l’original, teneur et langage forment une certaine unité comparable à celle du fruit et de sa peau, le langage de la traduction enveloppe sa teneur comme un manteau royal aux larges plis[15] ». L’écriture de Iannelli se pose donc en marge, c’est-à-dire dans la position du traducteur qui est toujours « au seuil ». Alexis Nouss écrit : « traduire signifie se tenir toujours sur le seuil et ce, de manière bilatérale : qu’une langue soit au/le seuil de l’autre et vice versa[16]. » Les personnes qui interviennent sur le texte de Fernanda sont aux marges de son écriture, une écriture par ailleurs oubliée, dont il ne reste que peu de traces. Autour du texte Princesa on lit l’histoire de la rencontre de trois personnes qu’on pourrait définir comme « déviantes » : un berger – c’est-à-dire un nomade, celui qui habite l’espace de l’errance -, un brigadiste rouge – donc un subversif, et le désir, comme force libidinale, est par essence subversif -, et un transsexuel migrant – quelqu’un qui fait du « passage » sa raison de vie, qui habite une géographie du trajet pour atteindre une autre terre, un autre sexe, une autre identité. 

Si l’écriture est toujours un pays étranger, une quête de soi qui doit passer inévitablement par un « ailleurs », l’écriture et la traduction dans un lieu d’enfermement comme la prison sont encore plus marginalisantes. Donc, si l’étranger ne survient pas du dehors mais de la marge, l’écriture et le corps de Fernanda sont encore plus dé-placés. Dans ses mémoires, au milieu de sa métamorphose en transsexuel, Fernanda écrit « Tra un passo e l’altro c’è l’abisso. Ed era esattamente lì che io fluttuavo. Né prima né dopo. Nella schiuma, tra lo scoglio e il mare. Non sapevo più chi ero, quello che volevo, dove andavo[17] ».

Je suis restée jusqu’à maintenant « en marge » du texte, dans mon rempart de théorie critique que je trouve très rassurant, mais, en suivant les mots de Fernanda je vais maintenant quitter le seuil pour entrer dans le texte. Et, comme Alice, je suis séduite par le miroir.

Les mémoires de Fernanda commencent au Brésil avec les jeux d’enfant du petit Fernandinho, ses initiations sexuelles, racontées dans un langage fortement érotique/exotique ; les premières transgressions mais surtout le rapport de Fernanda avec son corps et ses transformations (l’enfant qui devient adolescent mais surtout l’homme qui veut devenir femme). Le miroir est son premier interlocuteur : « due mezze noci di cocco furono il mio primo seno. Davanti allo specchio grande, Cicera mi sorprese e botte. Mi coprivo con la mano per vedermi come Aparecida anche tra le gambe. La mia fantasia, pancia tonda e fessura di bambina[18] ». La métamorphose de Fernandinho en Fernanda est douloureuse, cruelle, la partie masculine résiste à la transformation, aux hormones, et les descriptions de ces mutations ressemblent fortement aux Métamorphoses d’Ovide :

Gli ormoni iniziarono a produrre i primi effetti. Due accenni, due piccoli seni […] Giorno dopo giorno i due capezzoli germogliavano. Due grandi aureole pigmentate gli si allargarono intorno a sostenere la fioritura. Per me, che consumavo specchi e sogni. Fernanda prendeva consistenza[19] 

La métaphore végétale, comme il y en a très souvent en Ovide, rappelle l’union entre Hermaphrodite et Salmacis « Tels deux jeunes rameaux, liés l’un à l’autre, croissent sous la même écorce, et ne font qu’une tige. Hermaphrodite et la Nymphe ne sont plus ni l’un ni l’autre, et sont les deux ensemble ». Et après quelques pages, la transformation de Fernanda touche la barre, comme dirait Roland Barthes dans S/Z, la barre de la surface spéculaire, du mur de l’hallucination :

Anaciclin, sempre 4 pasticche al giorno. Fernando si consuma lentamente. Il pene rimpicciolisce, i testicoli si diradano. I peli diradano, i fianchi si allargano. Fernanda cresce. Pezzo dopo pezzo, gesto su gesto, io dal cielo scendo in terra, un diavolo – uno specchio. Il mio viaggio [20]

On assiste à un corps qui se tisse et se détisse, qui est en train de franchir le seuil de la différence sexuelle, pour se positionner dans le lieu du même et de l’autre. Le miroir renvoie à Fernanda l’image d’un double, d’une identité multiple, elle est un corps/texte qui n’habite pas des « passages » mais plutôt des « va-et-vient ». Le va-et-vient de Fernanda ne tient pas seulement à l’incapacité de trouver sa place (elle a beaucoup voyagé, toujours tourmentée, entre Brésil et Italie, mais surtout à une oscillation entre liberté et incarcération,  avant sa mort en 1999 ; c’est surtout un éternel départ-retour sans destination préalable. C’est, pour évoquer Rosi Braidotti, un « jeu de croisements : non pas le parcours monotone du migrant mais la diagonale à l’infini du nomade, du fou, du voleur[21] ».

Mais le va-et-vient se situe aussi entre le texte original et les traductions qui gravitent autour du corps textuel de Fernanda et qui donnent lieu à une multiplication textuelle. La dialectique entre l’original d’un côté et les traductions et réécritures de l’autre est un jeu de réfractions, de spécularité. Quand Iannelli explique que pour traduire le texte de Fernanda il a dû se mettre à la place de l’autre, il a touché un nœud théorique très important : comment se positionner – je dirais presque physiquement – en approchant la parole de l’autre, surtout quand la parole survient d’un corps embarrassant, étrange et étranger ? 

Les mots de Fernanda dans ses mémoires évoquent encore une réfraction, cette fois non pas avec un miroir, mais avec une femme à laquelle elle a toujours voulu ressembler : elle s’appelle Perla. Fernanda raconte que sur les trottoirs où elles se prostituent, les clients confondent Princesa et Perla ; les deux transsexuels ont été « construits » par la même bombadeira, la femme qui leur bombe les hanches avec des piqûres de silicone liquide. Mais un jour Perla, que Fernanda appelle « sa jumelle », tombe malade. Perla ne veut être vue par personne, elle accepte de rencontrer seulement Princesa.

L’ebbi davanti, mi guardò, ci guardammo. La copia con l’originale. Era sdraiata su un lettino […] Nei suoi occhi, fresca com’ero, non fui altro che una nostalgia. Una foto ingiallita, un tempo andato. Perla, lei moriva. Brillava, riflessa nei miei occhi, tutta la crudeltà del mio destino. No, io non sono la copia, lei non è l’originale ! Appiccicosa, solo a vederla – guardandola che mi guardava – mi incollò addosso quella schifezza di futuro. La malattia. […] Perla non aspettò, non poteva sopportare. Si uccide qualche giorno dopo con un’overdose di eroina [22]

Le rapport spéculaire entre Princesa et Perla risque d’entraîner Princesa dans l’abîme de la mort. Également, le traducteur Iannelli craint de succomber au charme de l’altérité, à l’étrangeté de l’original. Mais l’aspect le plus intéressant dans ce passage du livre, est la mise en question de la notion d’original. Fernanda ne veut pas être la « copie », la « traduction » de Perla ; dans le roman de leurs vies, elles sont deux versions de la même œuvre, elles marchent en parallèle, et elles ne se ressembleront définitivement que dans la mort précoce. C’est donc le texte, dans un extraordinaire moment de métatextualité, qui nous invite à reconsidérer un concept de traduction qu’il faut peut-être abandonner, c’est-à-dire une idée qui insiste sur les concepts de « départ et arrivée », de « source et cible » ; si la traduction est l’art de l’impuissance et du choix, on préfère suivre l’idée de Benjamin selon laquelle « la traduction est le transfert d’une langue dans une autre à travers un continuum de métamorphoses […], non pas des zones abstraites d’équivalence et de ressemblance[23]».

Les métamorphoses, donc. Et je ne peux pas m’empêcher d’évoquer encore une fois les Métamorphoses d’Ovide, un livre qui avait d’ailleurs « bouleversé[24] » Herculine Barbin, l’hermaphrodite dont Michel Foucault parle dans ses théories sur la sexualité. Dans ses mémoires, Herculine écrit «  Le vrai ne dépasse-t-il pas quelquefois toutes les conceptions de l’idéal, quelque exagéré qu’il puisse être ? Les Métamorphoses d’Ovide ont-elles été plus loin ? [25]». Dans cette phrase Herculine Barbin nous confirme l’idée que tout texte, et l’on pourrait dire, toute traduction, est animé d’un double mouvement vers le passé et vers le futur, et que très souvent le texte qui vient après permet une lecture différente, une lecture qui amène à de nouvelles interprétations. On pourrait imaginer une lecture ovidienne des acteurs qui gravitent autour du livre Princesa, et jouer avec les Métamorphoses, en particulier à travers le mythe de Narcisse et Echo. Le mythe de Narcisse nous aide à comprendre le jeu de réflexions et de miroirs qui caractérise Princesa, mais aussi le rapport entre les personnages fictifs et les personnages réels. On peut aussi suggérer un parallélisme entre Fernanda et Tirésias, c’est-à-dire le prophète qui avait prédit à Liriopé, la mère de Narcisse, que celui-ci aurait eu une longue vie « s’il ne se connaissait pas ». Tirésias, né homme, change de sexe et reste femme quelques années avant de reprendre son sexe primitif[26]. Mais le personnage que je trouve le plus captivant est Echo. On le sait, la nymphe bavarde est condamnée par la déesse Junon à ne plus pouvoir parler la première, elle devra se consacrer à la répétition des mots des autres ou de la fin de ces mots. A première vue docile, elle fait semblant de se soumettre à l’injonction, mais elle ne répète pas à l’identique, elle répète en interprétant. Dans une interview, Derrida explique que la ruse extraordinaire d’Echo consiste à parvenir à parler en son propre nom tout en répétant ce que l’autre dit. C’est son génie. Le fragment de phrase cité est réinventé et transformé en une phrase originale. On entrevoit dans la ruse d’Echo le destin du traducteur, qui arrive à dialoguer avec le texte à traduire, en créant un nouveau sens, en introduisant de la différence dans la répétition. Les textes qui font écho à la voix de Fernanda ajoutent des éléments en laissant des traces du traducteur. 

           Pour conclure, il y a un dernier aspect sur lequel je voudrais me concentrer: dans toute traduction, quand deux ou plusieurs langues se rencontrent, et surtout dans un processus de traduction complexe comme celui qui caractérise Princesa, à côté de la version finale, le traducteur doit faire face à des mots qui persistent dans la langue originaire: les scories, les résidus, quelque chose d’inassimilable qui reste dans les plis du sens et qui souvent hante le traducteur. Les mots qui résistent à la traduction représentent un échec, un défi, ils sont là ; où les placer ? La note du traducteur risque d’interrompre le flux de l’écriture. Dans le cas de Princesa, Iannelli et le chanteur Fabrizio de André ont eu la même idée : Iannelli rédige un petit glossaire avec des mots qui peuvent déconcerter le lecteur parce qu’ils se référent à l’univers brésilien de Fernanda, comme des noms de poissons (curumbatà) ou d’arbres (buritì, mandioca, marmeleiro) ; ici le vocabulaire introduit une absence, un exotisme mystérieux. Fabrizio de André fait de même quand il termine sa chanson avec une succession de mots portugais ; la musique change alors de rythme pour s’habiller de sonorités brésiliennes. La voix de Fernanda habite l’extra-territorialité du paratexte, non pas dans des phrases mais dans un bégaiement fait de mots qui se suivent l’un après l’autre. Je suis d’accord avec Anna Proto Pisani qui écrit que la voix la plus originale mais aussi la plus fragile, est celle de Fernanda, et d’un texte qui n’a jamais existé de manière autonome. Mais je pense aussi que c’est précisément cette hybridité de genres (sexuels, littéraires), et le rencontre entre l’oralité et l’écriture, qui donne vie au mouvement du va-et-vient, le mouvement du nomade mais aussi le mouvement du métier à tisser quand le navette passe d’une trame à l’autre, pour dessiner l’image du corps de Fernanda. 

 

 

[1] Je voudrais remercier Giovanni Tamponi : nos conversations sur l’histoire de Fernanda Farias de Albuquerque ont été des plus enrichissantes.

[2] Derrida affronte le problème de l’intraduisibilité des textes linguistiquement hybrides : « Comment traduire un texte écrit en plusieurs langues à la fois ? Comment ‘rendre’ l’effet de pluralité ? Et si l’on traduit par plusieurs langues à la fois, appellera-t-on cela traduire ? », Des Tours de Babel. Psyché. Inventions de l’autre, Paris :Galilée, 1987, p 207-208.

[3] Le Strade di Princesa – ritratto di una trans molto speciale,  de Stefano Consiglio.

[4] Princesa de Henrique Goldman. Pour ce qui concerne les détails de ces passages, les transformations, les procédés de réécriture, voir Proto Pisani, Anna, Itinéraire d’une réécriture. Fantasias et déguisements autour de Princesa, Cahiers d’études romanes, 2011.   

[5] Gilles Deleuze e Claire Parnet, Dialogues, Paris : Flammarion, 1996, p. 29 et 54. 

[6] « La grande erreur, la seule erreur, serait de croire qu’une ligne de fuite consiste à fuir la vie; la fuite dans l’imaginaire, ou dans l’art. Mais fuir au contraire, c’est produire du réel, créer de la vie, trouver une arme. […] Les lignes de fuite n’ont pas de territoire. L’écriture opère la conjonction, la transmutation des flux, par quoi la vie échappe au ressentiment des personnes, des sociétés et des règnes. », ibid. , pp 60-61.

[7] Ovide, Metamorphoses, Livre I, 1,1.

[8] Rosi Braidotti, « L’usure des langues », Les cahiers du GRIF, 39, 1988, p.74.

[9] G. Deleuze, op.cit., p. 54-55

[10] Ibid., p.11

[11] Anna Proto Pisani, op.cit., p.188

[12] Cit. in Alessandro Portelli. « Le origini della letteratura afroitaliana e l’esempio afroamericano », El Ghibli – Rivista di Letteratura della Migrazione, Marzo. 2004. « Ecrire une autobiographie à deux comporte un court-circuit. L’un des deux doit se mettre à la place de l’autre. Je me suis trouvé à interpréter et me mettre à la place d’un transsexuel, et je dois dire que cette expérience m’a littéralement plongé au sein de l’Autre ». 

[13] Hélène Cixous, Fréderic-Yves Jeannet, Rencontre terrestre, Paris : Galilée, 2005. Hélène Cixous, qui n’aime pas le concept de autobiographie « Je ne redoute rien autant que l’autobiographie. L’autobiographie n’existe pas.[…] L’autobiographie n’est qu’un genre littéraire » Le Livre de Promethea, Paris :Gallimard, 1983, préfère parler de autre-biographie : « Le concept d’autobiographie résonne pour moi comme l‘“autre-biographie”. Il ne s’agit pas d’autocentrement : le moi est un people. […] Je suis hantée par des voix : écrire c’est faire entendre ces voix, chacune avec sa coloration, son idiome, dans une écriture tressée, multicolore, multivocale. Il faut faire entendre dans “moi”, mes mois-étrangers, mé-moires » Hélène Cixous, « Le moi est un people »,  Le magazine littéraire, Paris, Mai 2002, p.26.

[14] En Italien, « mettersi nei panni dell’altro ».

[15] Walter Benjamin, La tâche du traducteur, Œuvres I, Paris : Gallimard, 2000, p. 245

[16] Vox Poetica, SFLGC, Ève de Dampierre, Anne-Laure Metzger, Vérane Partensky et Isabelle Poulin (éd.), Université Bordeaux Montaigne, 2011, http://vox-poetica.com/sflgc/actes/traduction/2.1.%20Nouss.pdf

[17] Fernanda Farias de Albuquerque, Maurizio Iannelli, Princesa, Roma : Tropea, 1997, p.35. Princesa a été traduit en portugais, espagnol, allemand et grec. Il n’existe pas encore une traduction française de ce roman ; toutes les citations tirées du texte italien ont été traduites par nos soins. « Entre une étape et l’autre il y a un abîme. Et c’est exactement dans cet espace que je flottais. Ni avant, ni après. Dans l’écume, entre rocher et mer. Je ne savais plus qui j’étais, ce que je voulais, où j’allais ». 

[18] Ibid., p.16. « Deux moitiés de noix de coco ont été mes premiers seins. Devant le grand miroir, Cicera [la mère] me surprit et me frappa. Je me couvrais de la main pour me voir comme la Vierge aussi entre les  jambes. Mon rêve, ventre rond et fente de fille » 

[19] Ibid., p.48. « Les hormones commençaient à produire leurs premiers effets. Deux petits seins […] Jour après jour, les deux bouts de seins germaient. Deux grandes aréoles pigmentées s’y épandaient autour pour en soutenir la floraison. Pour moi, qui consommais miroirs et rêves, Fernanda prenait consistance. »

[20] Ibid., p.57. « Anaciclin, toujours 4 comprimés par jour. Fernando s’usait lentement. Le pénis se rétrécit, les testicules se contractent. Les poils diminuent, les hanches s’élargissent. Fernanda grandit. Morceau par morceau, un geste après l’autre, du ciel je descends en terre, un diable – un miroir. Mon voyage. »

[21] Rosi Braidotti, op. cit., p.78

[22] Fernanda Farias de Albuquerque, Maurizio Iannelli, op. cit., p. 82.« Je l’eut devant moi, elle me regarda, nous nous regardâmes. La copie avec l’original. Elle était allongée sur un  lit. […] Dans ses yeux, je ne fus qu’une nostalgie, dans ma fraicheur. Une photo jaunie, un temps passé. Perla était en train de mourir. Elle brillait : reflet dans mes yeux de la cruauté de mon destin. Non, je ne suis pas la copie, elle n’est pas la version originale ! Elle me colla dessus ce destin pourri. La maladie. […] Perla n’attendit plus, elle ne pouvait plus supporter. Elle se suicida quelques jours après par overdose d’héroïne. »

[23] J’adopte la traduction de cette phrase du livre « Sur le langage en général et sur le langage humain » de W. Benjamin, proposée par A. Nouss dans l’article “La traduction comme OVNI”, Meta, XL, 3, 1995, p 377.

[24] Herculine Barbin écrit « J’avoue que je fus singulièrement bouleversée à la lecture des Métamorphoses d’Ovide. Ceux qui les connaissent peuvent s’en faire une idée. Cette trouvaille avait une singularité que la suite de mon histoire prouvera clairement », Herculine Barbin dite Alexina B., Paris : Gallimard, 1978, p.26

[25] Ibid., p. 99

[26] A ce propos, je trouve très frappantes les similarités entre l’histoire de Fernanda Farias de Albuquerque et celle du transsexuel brésilien représenté dans le film Tirésias de Bertrand Bonello (2003).

 

 Simona Elena Bonelli, « Hybridité du corps-texte dans l’autobiographie de Princesa » in Alexis Nusolevic et Cristelle Pinçonnat (éds), Littératures migrantes et traduction, PUP, AMU, 2017